Tõnu Kõrvits (1969) : You are Light and Morning/Sei la luce e il mattino, pour chœur et instruments à cordes. Chœur de chambre de la Philharmonie d’Estonie ; Orchestre de chambre de Tallinn, direction Risto Joost. 2019. Notice en anglais. Textes chantés originaux en anglais et en italien. 62.05. Ondine ODE 1363-2.
Ce n’est pas la première fois que le label Ondine s’intéresse au compositeur estonien Tõnu Kõrvits, l’un des plus éminents dans son pays. Moorland Elegies (ODE 1306-2) et Hymns to the Nordic Lights (ODE 1349-2), CD que nous avons présenté dans les colonnes de Crescendo en mars 2020, étaient des œuvres bien représentatives d’un créateur au style néoromantique immédiatement accessible, empreint d’un ardent lyrisme, avec une part de méditation philosophique, liée à l’amour de la nature et des paysages. Un nouveau jalon vient prolonger cette approche. Dans Moorland Elegies, le compositeur se faisait l’écho de textes de la poétesse anglaise Emily Brontë. Cette fois, son inspiration puise dans l’œuvre de Cesare Pavese (1908-1950), écrivain italien, spécialiste de la langue anglaise qu’il étudie à Turin. Après une thèse sur Walt Whitman, Pavese traduit Melville, Dickens, Faulkner ou James Joyce. Il travaille dans une revue ; arrêté en 1935 sous l’accusation d’antifascisme, il est exilé en Calabre. Après la seconde guerre mondiale, il adhère au parti communiste et est engagé par la maison d’éditions Einaudi. Dépressif et désespéré, il se suicide dans une chambre d’hôtel à Turin ; il n’avait pas encore 42 ans. Pavese laisse une œuvre importante, récits, poèmes, journal, articles multiples. En exergue à la notice du présent CD, le compositeur dit qu’il est difficile de rendre justice à ce poète au destin tragique en quelques mots. Ses textes rayonnent d’amour pour le paysage et la nature. Ils débordent d’aspirations, de deuil, de chagrin, de beauté et de nostalgie. Pourtant, ils sont pleins de vie et de fluidité, mus par une mystérieuse effervescence. « Sei la luce e il mattino » ressemble à un hymne à la vie et à un chant d’amour sorti des abysses. Ces précisions peuvent s’appliquer tout aussi bien à la musique de Tõnu Kõrvits : cette présente partition parle du mystère de la vie, de la mort et de l’amour, mais aussi du combat entre la lumière et l’ombre.
You are Light and Morning/Sei la luce e il mattino, œuvre pour chœur et cordes achevée en 2019, se compose de huit textes choisis de Pavese, six en italien et deux en anglais. Parmi eux, en sixième partie, figure le célèbre vers, rédigé par l’écrivain quelques semaines avant son suicide :
Verrà la morte e avrà i tuoi occhi
« La mort viendra et elle aura tes yeux. » Parmi les facteurs qui ont entraîné la tragique décision de Pavese, la fin récente d’une relation amoureuse est avancée. Dans la chambre d’hôtel où il fut découvert, il avait laissé une note précisant : Je pardonne à chacun et je ne demande le pardon de personne. Etes-vous d’accord ? Essayez d’éviter les bavardages à ce sujet. Tous les thèmes abordés par Pavese dans son œuvre ne pouvaient qu’interpeller le compositeur estonien. La musique naît ici du silence, de façon ésotérique, le chœur soulignant après quelques secondes l’essence du premier texte italien en termes de paysage intérieur avec les mots Tu sei come una terra (You Are like a Land), symbole hymnique fragile soutenu par les cordes en quelques motifs thématiques. Le deuxième poème, en anglais, serait une déclaration d’amour à la femme aimée et perdue (the glissing grace of all your days), avant une évocation de l’eau de la rivière dans le Paesaggio VIII où s’entrelacent le chœur et les cordes. Tout se déroule dans un contexte délicat, frémissant et souvent captivant, la musique servant en quelque sorte de suggestion aux propos de l’écrivain, que nous traduisons : L’eau est la même dans le noir, comme dans les années mortes. Le décor musical est triste et languissant. Viennent ensuite des invocations à la maison et au souvenirs des voix anciennes et des ombres disparues, puis un nouvel appel à l’amour.
C’est alors que l’impressionnant Verrà la morte e avrà i tuoi occhi apparaît, sans doute le passage le plus poignant de cette composition douloureuse. C’est une passacaille, une ancienne danse espagnole, qui évoque l’inéluctabilité de la destinée. Les voix surgissent au milieu des cordes, comme une imploration qui répète que « la mort viendra et aura tes yeux » ; les accents désespérés ressemblent à des cris arrachés à l’âme. Un solo de violon alto introduit les deux dernières parties. Dans l’avant-dernier poème, écrit en anglais, une mezzo-soprano issue du chœur égrène la fugacité du temps qui passe. Puis tout commence à se diluer à travers un moment de violon solo, les chœurs et les cordes en trémolo installant un dernier paysage intime qui peut être considéré comme une volonté d’aboutir à une réconciliation pacificatrice . Nous mettons en miroir les derniers vers du texte italien, bien plus éloquents qu’une traduction, pour la mélodie douce qu’ils distillent lorsqu’on les prononce à haute voix :
Stella sperduta. Etoile perdue.
nella luce dell’alba, dans la lumière de l’aube,
cigoloi della brezza, brise grinçante,
Tepore, respiro – chaleur, souffle –
è finita la notte. fin de la nuit.
Sei la luce e il mattino. Tu es lumière et matin.
Bâtie sur un admirable cycle poétique qui interroge les question fondamentales de l’existence, le chagrin et le deuil, l’opposition entre l’ombre et la lumière ou l’amour et ses désaffections, ce You Are Light and Morning/Sei la luce e mattino est une partition qui engendre une mélancolie dévastatrice ; on en sort avec un sentiment très net d’avoir vécu une expérience hypersensible à laquelle ne manquent que les larmes concrètes. Les chœurs estoniens, d’où émergent pour de brefs moments les altos Marianne Pärna et Maarja Helstein, la soprano Hele-Mall Leego, le ténor Raul Mikson et la basse Ott Kask, et l’Orchestre de chambre de Tallinn sont menés avec une infinie délicatesse par Risto Joost, qui dirige les deux autres CD Ondine signalés, consacrés à Tõnu Kõrvits. Risto Joost est lui aussi estonien ; il partage la démarche artistique de son compatriote avec une évidente empathie.
Son : 9 Livret : 9 Répertoire : 9 Interprétation : 9
Jean Lacroix
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