Sur scène, une tournette offre alternativement toutes les pièces d’une « international school », cohérente et efficace scénographie de Chloe Lamford où tout se joue dans le lieu même du drame. Dès lors, il y a le visible et le caché. Ce que l’on dit et ce que l’on tait. Le présent et le passé. La parole et le silence. Les voix que l’on voit et celles que l’on entend. Le réel et le spirituel, qui s’opposent ici, sorte de passage vers l’au-delà. Certains partis pris apportent une véritable transcendance à l’œuvre comme le croisement entre les voix chantées acoustiquement, ainsi que les voix parlées-chantées et le chœur parfois repris en off au micro : autant de procédés qui permettent de hiérarchiser les époques d’énonciation (moment du drame, moment du mariage et espace de l’au-delà).
Si l’opéra cultive une forme de secret, c’est pour mieux nous saisir dans la quête d’une vérité commune aux personnages. Les apparitions de Stella (Lilian Farahani, la mariée) – qui est comme nous, spectateurs, dans l’innocence du drame – sont souvent accompagnées d’un carillon aux effluves de mystère, appuyé par l’omniprésence des graves (clarinette basse, basson, contrebasson, trombone basse…) dans cette partition essentiellement climatique. Le reste évolue par alternance de nappes et jaillissements en tutti, dans un effet et un effort de compression, de concentration, pour nous offrir une très grande œuvre. La partition est servie d’une main de maître par Susanna Mälkki et le London Symphony Orchestra qui, dès l’ouverture de l’opéra, crée une boîte à musique que l’implacable et impeccable rigueur d’exécution transformera vite en boîte de Pandore, révélant un à un les secrets, les défauts et les maux des individus, de l’humanité.
Une grande œuvre musicale cependant quelque peu occultée par une mise en scène de Simon Stone maladroite, inégale, qui tente le pari de l’exposition naturaliste de l’action. En termes de références, on le comprend très vite, nous sommes à la fois entre Vinterberg (règlements de compte en famille dans Festen), Van Sant (thème du drame avec Elephant), Lanthimos (l’idée contemporaine de la tragédie), et d’autres encore ; dans ses créations, Kaija Saariaho ne s’est jamais cachée de ses influences cinématographiques. Le résultat scénique est pourtant plus proche d’un mauvais film Netflix ou d’un soap opera : Simon Stone nivelle une partition extrêmement sensible et délicate pour la transformer en soundtrack d’un téléfilm à suspens. On note ce moment surjoué de la reconnaissance entre le beau-père et la serveuse, ou encore l’aveu final du marié lié au drame, coups de théâtre bien maladroits dans le livret de Sofi Oksanen, non mieux exploités sur scène. Tout tourne alors au pathos, un pathos à la larme facile et sans distanciation. Ce même pathos dans lequel s’enfonce Julie Hega (Student 3, complice du drame), abandonnée par le metteur en scène dans un parlé-chanté en roue libre.
Les satisfactions sont cependant nombreuses du côté de la distribution : Magdalena Kožená (Waitress) se montre très à l’aise dans son rôle (tant scèniquement que vocalement) qui utilise à bon escient de généreux et solides graves. Lucy Shelton (Teacher) révèle une présence et un parlé-chanté émouvants. Quant à Vilma Jää (Marketa), elle interpelle avec sa voix délicieusement à la limite du lyrique, de la pop et du chant traditionnel finlandais. Pour ces deux dernières, les rôles ont d’ailleurs été écrits sur mesure.
À l’issue de l’ouvrage, il reste une question : que peut, dans notre monde, l’opéra face à l’actualité et l’image qui nous en est habituellement donnée ? La tentative de la musique et du livret d’hisser le fait divers à la hauteur de la tragédie contemporaine est absolument louable. Mais il faudrait rester attentif à l’idée que l’opéra aujourd’hui ne se perde pas dans un prosaïsme où cette translation du drame vers la tragédie négligerait ce supplément d’âme qui relève, peut-être, d’une expérience de transcendance. À quand une nouvelle tentative scénique de lever le secret de cette Innocence ?
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